La toute première fois que j'ai rencontré Martine, elle devait avoir quinze ou seize ans. Elle souffrait de sinusite et j'étais chargée de lui faire une série d'injections intramusculaires. Cela se reproduisit durant 3 trois ou quatre hivers.
Elle me rendit visite à mon cabinet d'infirmière quelques années plus tard. Elle s'était mariée, et elle venait me présenter sa première petite fille, un très joli bébé. Il m'arrivait de la croiser en ville, puis nous nous sommes perdues de vue pendant quelques temps.
C’est par un jour d'hiver frileux et gris qu'elle reprit contact, elle me demanda de passer chez elle sans faute en fin d'après midi pour soigner sa dernière fillette âgée de six mois. Le bébé souffrait de bronchite asthmatiforme, et le médecin avait prescrit une série d’injection d’antibiotiques, matin et soir pendant 6 jours.
Je me rendis donc à son domicile dans la soirée, où je pus faire la connaissance de ses trois adorables petites filles. Eh oui, le temps avait passé: l'aînée était âgée de 9 ans, la seconde six ans et le bébé de 6 mois.
Son mari était absent, sans doute au travail. Martine avait un joli petit intérieur, coquet et confortable. Les enfants resplendissaient de santé, mis à part le bébé très encombré qui toussait beaucoup. Nous parlâmes un long moment, et j'étais ravie de la voir si heureuse. Le lendemain matin, je revins tôt dans la matinée pour la seconde piqûre. Comme à mon habitude, je frappai et sans attendre, je pénétrai dans l habitation. La porte d'entrée s'ouvrait sur un long corridor qui menait au living.
A l'instant où je fermais la porte, je vis sortir Martine d'une pièce située à gauche dans ce couloir. SURPRISE!! Elle était échevelée, anormalement pâle et avait un œil que l'on dit "au beurre noir", un hématome violacé couvrait ses paupières et le haut de sa pommette!
Avant d'avoir pu poser la moindre question, Martine s'écria:
"Ah! Madame B..., Vous voila!!!! Entrez!!! Vous êtes le soleil de cette maison!"
Je ne pus réprimer un sourire, car en effet, cette matinée était morne, froide, grise et hivernale. Quelques flocons de neige avaient voleté et blanchi légèrement les trottoirs et les toits. Ainsi un rayon de soleil!!....Tout se précipita alors!
Je pénétrai à sa suite dans le living quand un rayon de soleil audacieux vint percer la couche de nuages, traverser une petite verrière pour éclairer la table de salle à manger! Quelle coïncidence, j'allais le lui faire la remarque et la questionner au sujet de son hématome, quand je m'aperçus avec stupeur que la table était jonchée de crucifix, de missels, d'une grosse bible, de bougies et d'images pieuses! Dans la cuisine les trois enfants pleuraient.
Je dis à Martine: «Mais que se passe-t-il? Que t'est il arrivé? Tu es tombée? »Elle ne me laissa pas finir!
Et l'horreur commença! Elle ne répondait pas, se dirigeant vers le landau où hurlait le bébé.
Je cherchai les boîtes d'antibiotiques, ne les trouvai pas, et je me posai des questions: elle a bu?? Mais non impossible pas à 9h du matin! Elle est droguée??
La plus grande des fillettes tout en pleurant me dit : "Maman a jeté les piqûres dans la cour"
J’ouvris la porte en effet les boîtes d'antibiotiques étaient bien dans la cour!
Martine vint me rejoindre, la colère, pire la haine déformait ses traits et c'est d'une voix inconnue, horrible qu'elle me lança: "Arrière Satan! Tu ne toucheras pas à mon enfant sors d'ici!"
C'était à la fois mélodramatique, effrayant mais aussi cocasse!
Cette voix, je ne peux la qualifier! D'outre tombe?
Très inquiète je répondis:
"Comme tu veux Martine, mais alors il te faut signer une décharge! Je ne peux laisser ton bébé sans soin, tu entends comme elle tousse et tu vois bien qu'elle respire mal! Signe et je m en vais!"
Bien sûr je pensais partir et appeler de suite son médecin!
J'avais beaucoup de mal à réfléchir, les enfants hurlaient de plus belle! De cette voix rauque, basse et inconnue elle se mit à réciter des sortes de prières, plutôt des litanies! C'était étrange et surtout angoissant.
L'aînée des filles me dit en pleurant toujours: «Maman m'a fait boire de l'eau précieuse (liquide désinfectant destiné à soigner l'acné et en vente en pharmacie) elle continua en hoquetant :" maman et papa se sont battus!"Je m'approchai de la pauvre petite pour la prendre dans mes bras et la consoler, quand Martine ouvrit un tiroir et en sortit un grand couteau à lame effilée. Menaçante elle se dirigea vers moi en brandissant cette arme improvisée! Je réfléchissais vitesse grand "V"
Tous ces objets religieux, ces litanies et maintenant cette eau précieuse (pour elle et ses bouffées délirantes, cela voulait sans doute dire eau bénite!!)
Tout se regroupait!
Pouvait-elle être devenue folle en une nuit? Les enfants étaient en danger! Moi aussi
Que faire? Que faire sans l'exciter davantage ?
Elle continuait ses litanies, sa voix était effrayante (je ne regarde plus jamais un film d horreur sans penser à Martine! Et pourtant ces faits remontent à plus de 20 ans!)
Il me fallait tenter quelque chose en urgence! Tout doucement je m'adressai à elle:
« Écoute moi Martine, je vais appeler ton médecin, il va venir prescrire des suppositoires pour ton bébé, elle guérira vite tu verras. Je peux me servir de ton téléphone? »
Elle ne répondit pas, toujours en train de psalmodier, j'allais vers l'appareil téléphonique suivie de près par la démente, le couteau dressé dans mon dos.Je sentais les gouttes de sueur glissant sur ma peau.
« Allo docteur? Pouvez-vous passer chez madame H... C’est extrêmement urgent »
Ce n'était pas hélas le plus sympathique des médecins de cette ville! Impatient il répondit: « Enfin!!, Vous n'y pensez pas, je suis en consultation et en plus c'est le marché, je ne peux sortir ma voiture! »
J’insistai: « C 'est très urgent!" Une idée!!! Je repris:"D'ailleurs, je vous passe madame H...»
Et je tendis l’appareil à Martine en espérant de toutes mes forces que mon stratagème fonctionne! Ouf, elle le prit mais ne lâcha pas pour autant le redoutable couteau! « Allo, arrière Satan! » Et elle continua ses litanies, je repris le téléphone. Pas sympa certes mais professionnel! Soulagée j'entendis le médecin me dire: « Ne bougez pas! Je vous envoie les pompiers, ne la quittez pas des yeux faîtes très attention, courage » et il raccrocha.
Oui, oui, très attention... Martine était toujours plantée près de moi, le regard hagard. Des minutes interminables passèrent. J'essayais de lui parler, de lui dire de préparer un biberon pour le nourrisson, de le prendre dans ses bras! Rien n'y fit. Elle continuait de prier de dire des phrases sans suite avec cette voix horrible.
La petite de 6 ans avait tenté de prendre la main de sa mère mais celle ci l'avait repoussée violemment!
Le temps passe très lentement dans ces cas là, je peux vous l'assurer! Mais enfin, les pompiers arrivèrent à la queue leu leu, car le couloir était étroit! Soulagée, je m'écriai:
« Ah!! Messieurs les pompiers! Vous voilà, vous venez chercher madame H... pour l'emmener à la pharmacie? » C'est ce que j avais dit à Martine, pour éviter sa surprise et qui sait sa peur!
Regards, ahuris, du premier pompier! Martine se mit à hurler:
« Entrez ! Messieurs, mettez le feu à cette maison, car je vous le dis, Satan l' habite! »
Et le brave pompier, hilare:
« Mais madame, notre boulot c'est d'éteindre les incendies, pas de mettre le feu! » Catastrophe, je n'étais pas tombée sur le plus futé de la caserne! Pauvre de nous!
Mais heureusement le troisième homme du feu (peut être un chef?) répondit avec le plus grand sérieux: « Oui madame, nous voilà! »
J'en profitai pour répéter: « Vous êtes venus chercher Martine pour l'emmener à la pharmacie, car il y a beaucoup de neige sur les routes et les voitures circulent mal n'est ce pas? »
J’avoue, c’était gros, mais il avait fallu passer le temps en attendant les secours, j'espérais ainsi la calmer!
Martine était toujours armée de son couteau, si les circonstances n'avaient pas été aussi dramatiques, il y avait franchement de quoi rire en voyant les yeux écarquillés de surprise de ces trois hommes en uniforme! Le "chef" entra dans mon jeu: « Oui! Il neige à gros flocons (la neige avait cessé de tomber depuis longtemps!!) Couvrez vous madame prenez cette veste, on vous emmène à la pharmacie! »
Je continuai: « Chercher des suppositoires pour bébé! » Et les trois larrons de reprendre en chœur : « Oui!!! Chercher les suppositoires! »
Ils avancèrent vers Martine, retirèrent le couteau de sa main et ils l'emmenèrent!
Je suis restée bien évidemment avec les trois petites filles, ai téléphoné aux grands parents, donné un biberon au bébé, consolé les deux grandes en attendant l'arrivée de la grand mère. Martine fût conduite dans un hôpital psychiatrique.
Elle souffre de schizophrénie: C'est une psychose qui se manifeste par la désintégration de la personnalité et par la perte du contact avec la réalité.
C'est la maladie mentale chronique la plus fréquente. Elle frappe près de 1% de la population des pays économiquement développés, autant de filles que de garçons entre 15 et 35 ans
Martine à cette époque avait 30 ans! La bouffée délirante aigüe est un mode d'entrée dans la maladie particulièrement brutal! Elle s'installe en quelques heures, chez un patient entre 18 et 30 ans qui n'a pas d'antécédents psychiatriques en dehors d'épisodes similaires.
Martine est ressortie de l'hôpital quelques jours plus tard avec un lourd traitement neuroleptiques et un suivi médical. Je ne l’ai jamais revue, et c'est en souvenir d'elle que j'écris cette histoire....
Pauvre Martine !